Le poirier sauvage

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affiche le poirier sauvageFilm franco-turc de Nuri Bilge Ceylan – 188’
Avec Dogu Demirkol (Sinan), Murat Cemcir (Idris) , Bennu Yildirimlar (Asuman)
Sortie le 31 juillet 2018

Par Jean-Louis Requena

A la fin de ses études, Sinan 20 ans, retourne dans son village natal à Canakkale sur le détroit des Dardanelles, entre la mer de Marmara et la mer Egée. Cette ville est située non loin de la ville mythique de Troie que les grecs détruisirent grâce à la ruse d’Ulysse. Sinan retrouve sa famille, son père Idris instituteur proche de la retraite, sa mère dépressive et sa soeur un peu distante. La famille de Sinan est en crise : Idris est un joueur compulsif qui emprunte de l’argent qu’il ne peut rembourser. De fait, il entraîne dans la déchéance sa maisonnée qui ne vit plus que d’expédients. Afin d’assouvir sa passion funeste du jeu, il ment à tout le monde et même vole le peu d’argent que possède Sinan.

Sinan peu motivé échoue à un concours pour devenir instituteur comme son père et dès lors, désoeuvré, en proie à la mélancolie, erre sans but dans la ville et aux alentours de celle-ci. Son obsession est d’écrire un livre et de le faire éditer. Dans ses errances, pour échapper à l’atmosphère familiale débilitante, Sinan fait des rencontres fortuites au cours desquelles il s’engage dans de longues joutes verbales : une ancienne amie du lycée, Haltice, belle brune qui va se marier avec le bijoutier de la ville et ainsi « se caser » en devenant une parfaite épouse voilée, un écrivain public rencontré dans une librairie, avec qui il a un long échange tendu, un industriel local matois qui se pique de culture et enfin deux jeunes imans avec lesquels il a, cheminant avec eux, un très long entretien théologique sur la religion islamique.

Sinan va de rencontres en rencontres en contredisant, grâce à une agilité dialectique, tous ses interlocuteurs. Seul son père, apparemment détaché par le fait de sa passion du jeu, garde une distance ironique. Il ne croit pas son fils capable d’écrire un livre : Le Poirier sauvage. Sinan têtu, ombrageux, va se battre pour réussir sa destinée : devenir écrivain.

Va-t-il y parvenir ? C’est ce parcours sinueux, accidenté, à l’issue incertaine que narre le film.

Le huitième long métrage de Nuri Bilge Ceylan est « bavard » comme son précèdent film Winter Sleep (2014) Palme d’Or au Festival de Cannes. Pourtant malgré la longueur du film (3 heures 8 minutes !) nous n’éprouvons aucun ennui tant le réalisateur/coscénariste a su tresser les liens qui unissent les personnages qu’ils soient de la famille de Sinan, élargie au grand-père (iman à la retraite) ou à la grand-mère, ou bien aux personnages croisés lors des déambulations de Sinan. Le scénario est très étoffé et nous ne laisse pas de répit uniquement percé par quelques flashs oniriques qui ouvrent sur un autre niveau émotionnel. Les non-dits se superposent à ce qui s’exprime (le verbe est abondant !). Les images sont très soignées par le directeur de la photo (Gökhan Tiryaki). Les saisons se succèdent du printemps à l’hiver en passant par les splendeurs automnales.

L’œuvre de Nuri Bilge Ceylan (8 longs métrages à ce jour) n’est pas d’un abord facile. Elle est exigeante et nous fait irrésistiblement penser à celle de Michelangelo Antonioni ou Ingmar Bergman pour ne citer qu’eux : même hauteur de vues, même densité du propos. A ce niveau, le cinéma n’est pas un art d’agrément de consommation courante comme trop souvent, mais une réflexion sur ce que nous sommes et ce vers quoi nous voudrions aller en tâtonnant dans l’obscurité. L’avenir dure longtemps !

La patrie de Nuri Bilge Ceylan, la Turquie, est un immense pays attachant, abonné depuis des décennies à des convulsions politiques du fait de sa transformation économique, démographique, et à sa composante religieuse de plus en plus prégnante. C’est un pays constitutionnellement laïc comme l’a décidé son fondateur Mustapha Kemal Atatürk. Aujourd’hui il oscille entre un présent prosaïque, incertain, et un passé épique largement fantasmé. Le metteur en scène turc, sensible à ces remous, après un retour au pays natal (il s’en est absenté plusieurs années) décrit tout cela par la grâce de ses personnages qui sont les portes voix de la complexité inhérente à cette société.

Un très beau film à voir oublié par le jury du dernier Festival de Cannes