La passion de Dodin Bouffant

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affiche passion Dodin BouffantLa Passion de Dodin Bouffant

Film franco-belge de Trân Anh Hùng-134’

Commune de Belley (Ain), vers 1885. Au matin, Eugénie (Juliette Binoche) ramasse des légumes et des fruits, dans les jardins jouxtant la gentilhommière de Dodin Bouffant (Benoît Magimel), un magistrat retraité. Eugénie est, depuis vingt ans, la cuisinière attitrée du maître des lieux. Elle est secondée dans sa tâche par Violette (Galatéa Bellugi) une jeune femme énergique et silencieuse, et Pauline (Bonnie Chagneau-Ravoire), une enfant en apprentissage. Dans la grande cuisine du rez-de-jardin, Dodin Bouffant aide Eugénie très occupée par le repas en « quatre temps » que celui-ci a élaboré avec son concours. En effet, en grand épicurien, il a invité quatre de ses amis, tous gastronomes avertis, afin de déguster les mets préparés avec soins par Eugénie. Le couvert est dressé selon les règles de l’art culinaire. Dodin Bouffant accueille autour de sa table, le médecin Rabaz (Emmanuel Salinger) fin connaisseur en cépage, Grimaud (Patrick D’Assumçao) un humoriste, Beaubois (Frédéric Fisbach) un metteur en scène et Magot (Jan Hammenecker) un ami belge bougon. Le déjeuner est parfait tant les mets, les vins, les spiritueux, soigneusement choisis par Dodin Bouffant, s’accordent à merveille. Les commensaux plus que satisfaits, repus, ne tarissent pas d’éloge sur l’inventivité et l’habileté d’Eugénie.

Eugénie, belle femme d’une cinquantaine d’années, à la santé chancelante, loge dans la gentilhommière de Dodin Bouffant. Ils entretiennent une relation intermittente car Eugénie, malgré les multiples demandes en mariage, refuse de convoler : elle veut sauvegarder le choix « d’ouvrir ou non la porte de sa chambre » à son amoureux. Sa renommée de cuisinière est si établie, qu’un jour le Prince d’Eurasie (Mhamed Arezki) invite, par défi gastronomique, Dodin Bouffant à venir déjeuner chez lui afin d’y déguster un repas gargantuesque, somptueux. Après hésitation, Celui-ci accepte accompagné de ses habituels amis épicuriens. Avant le repas, en présence du Prince, devant les convives, l’officier de bouche (Pierre Gagnaire) lit un interminable menu composé de nombreux services.

Plus tard, Dodin Bouffant relate le repas pantagruélique chez le Prince en le critiquant : trop de plats (viandes, poissons, etc.), trop de sauces (salées, sucrées, etc.), trop d’abondance qui annihile les saveurs. Avec l’aide d’Eugénie, il veut en retour de ces agapes, élaborer un plat simple à quatre ingrédients : un pot-au-feu ! Eugenie relève le défi …

La Passion de Dodin Bouffant est le septième long métrage du français Trân Anh Hùng (60 ans), Vietnamien d’origine (réfugié en France depuis 1975) et également scénariste du film. Le scénario est librement inspiré du roman à succès éponyme de l’auteur suisse Marcel Rouff (1877/1936) et de textes de l’écrivain français en gastrosophie, Jean Anthelme Brillat-Savarin (1755/1826), natif de Belley ! Deux autres cuisiniers importants pour la gastronomie française ont inspiré le scénariste : le premier, Marie-Antoine Carême dit Antonin Carême (1783/1833) surnommé « le roi des chefs et le chef des rois ». Au Congrès de Vienne (1814/1815) la table du diplomate Talleyrand (1754/1838) devint grâce à son talent de cuisinier et de pâtissier, mondialement célèbre. Il est communément admis que les sanctions contre la France, après la chute du Premier Empire (1802/1815), furent adoucies par les mets d’exception qu’Antonin Carême servait aux représentants diplomatiques des grandes puissances européennes. Le second, Auguste Escoffier (1846/1935), fondateur de la cuisine moderne avec la création des brigades de cuisine, du service à la russe, du concept des palaces avec l’hôtelier suisse César Ritz (1850/1918), etc. Ce cuisinier de génie était qualifié de « roi des cuisiniers, cuisiniers des rois » comme le fut avant lui (13 ans seulement séparent la mort du premier de la naissance du second !) Antonin Carême.

La Passion de Dodin Bouffant est une œuvre sensuelle sur la transformation des viandes, des poissons, des légumes et des fruits en des plats savoureux au terme d’un travail méticuleux, millimétré. Rien n’est laissé au hasard : l’élaboration des saveurs, les temps de cuisson, le dressage des plats, l’harmonie entre les mets et les vins (blanc, rouge), etc. Cette longue besogne est mise en scène avec une caméra mobile qui suit les mouvements ordonnés (une chorégraphie !) des protagonistes : Eugénie, Violette, Dodin Bouffant et la jeune apprentie, Pauline au palais déjà exceptionnel. Le réalisateur est au cadrage, poste qu’il ne cèderait pour rien au monde, tandis que le directeur de la photo, Jonathan Ricquebourg (ancien élève de l’Institut Lumière comme Trân Anh Hùng) éclaire les scènes avec subtilité comme des tableaux de peintres (XVIII ème et XIX ème siècles). Pour plus de véracité, la direction gastronomique du film a été confié à Pierre Gagnaire (caméo dans le film) chef étoilé (Trois étoiles au guide Michelin pour son restaurant de l’Hôtel Balzac à Paris) et le réfèrent culinaire sur le plateau est son second, Michel Nave. Le réalisateur confirme dans un interview : « Sur les tournages où il est question de gastronomie, elle (l’équipe technique) avait l’habitude de voir des plats fictifs, « relookées » pour les besoins du tournage. Là tout est vrai ». Notons également le travail sur le son : il n’y a pas de musique hormis un court extrait de Thaïs (1894) la comédie lyrique de Jules Massenet (1842/1912); les sons captés « in situ » sont des dialogues et surtout les bruits émis par la préparation des mets (découpe, ébullition, friture, etc.)

Depuis son premier opus, L’Odeur de la papaye verte (1993, Caméra d’or du Festival de Cannes et César de la meilleure première œuvre en 1994), Trân Anh Hùng déroule une filmographie originale dont les films sont récompensés dans de multiples festivals (Cyclo, policier stylisé dans les rues d’Hô Chi Minh-Ville a remporté le convoité Lion d’or de la Mostra de Venise en 1995). La Passion de Dodin Bouffant projeté en Sélection officielle au Festival de Cannes 2023 a été récompensé par le Prix de la mise en scène. Ce long métrage représentera la France en 2024, au cour de la cérémonie de l’Oscar du meilleur film en langue étrangère.