Los delincuentes

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Film argentine/Brésil/Luxembourg/Chili de Rodrigo Moreno-190’

Buenos-Aires, capitale de l’Argentine. Moran (Daniels Elias) est un employé de banque, caissier de son état. Il s’ennuie dans cette morne fonction répétitive. A longueur de journée, ce salarié modèle manipule des sommes importantes d’argent liquide. Chaque jour, il accompagne un collègue dans une pièce aveugle, fortifiée, dans les sous-sols de la banque, afin d’y compter puis d’entreposer des liasses de billets. Il rêve d’une autre existence, d’autant qu’à ce poste vingt-cinq années de labeur l’attendent. Déterminé, profitant de l’absence de son collègue Roman (Estaban Bigliardi), il dérobe les clés des portes blindées qui protègent la salle fortifiée et dérobe dans un sac de voyage 650. 000 dollars.

Le directeur de l’établissement bancaire, Del Toro (German De Silva), est anéanti par cet acte qui rompt le pacte de confiance entre la banque et sa clientèle. Il ne faut pas faire de vague ; découvrir rapidement le coupable : Moran. Ce dernier en cavale, contacte son ami Roman et lui propose un pacte : partager l’argent suivant un scénario diabolique élaboré par ses soins. Roman hésite d’autant qu’une enquêtrice pugnace, soupçonneuse, Marianela (Mariana Chaud), diligentée par la direction centrale commence les interrogatoires de tous les membres du service.

Roman s’interroge sur la proposition de Moran, mais finit par l’accepter en cachant le pactole chez lui. Moran s’échappe de Buenos-Aires et se perd dans la province verdoyante de Cordoba (Nord-ouest de l’Argentine) comme il l’avait décidé …

Los delincuentes long métrage du réalisateur argentin Rodrigo Moreno (41 ans) dont il est également scénariste est une œuvre peu banale : une sorte d’arborescence narrative de plus de 3 heures en deux parties d’égales durées. C’est tout à fois un film de hold-up sans violence, une comédie bureaucratique, des romances amoureuses, un univers carcéral, et une ode à la vie bucolique éloignée des centres urbains. Les personnages de Moran et Roman, anagrammes, sont comme les deux faces d’une même pièce à laquelle répondent en miroir les sœurs Norma (Margarita Molfino) et Morna (Cecilia Rainero). Écoutons Rodrigo Moreno à propos de son film : « Dans le cas présent, dans un fim de trois heures comme celui-ci, la structure rappelle celle d’un roman, dans la mesure ou il fait le portrait de chaque personnage et raconte chaque évènement ».

Los delincuentes est un thriller policier, labyrinthique, à la manière d’Alfred Hitchcock (1899/1980) dont il retient le principe du « MacGuffin », c’est-à-dire ici le prétexte d’un sac empli de liasse de billets qui circule en déclenchant des situations inattendues : des embardées, des impasses, des têtes-à-queues narratives. L’intérêt du dernier opus de Rodrigo Moreno est que l’histoire, complexe, ne perd jamais sa lisibilité malgré le nombre de personnages (une dizaine), les lieux différents (urbains, campagne). Le réalisateur/scénariste mène de front trois histoires, esquisse une quatrième, sans que nous nous perdions dans les méandres du récit. Hormis quelques longueurs (la quatrième histoire) les fils des intrigues sont serrés, liés, éloignés de toutes improvisations.

Rodrigo Moreno est un enfant de ce « nouveau cinéma argentin » né dans les années 90. De nombreux réalisateurs argentins nous ont surpris par leurs œuvres cinématographiques très différentes, en liberté maitrisée, picaresques, de celles que nous visionnons en Europe. Citons deux films emblématiques de ces dernières années : Flor (2018) de Mariano Llinas d’une durée de … 13heures 34 minutes diffusé en quatre parties qui nous avait surpris par son audace et son inventivité (Critique dans BasKulture avril 2019) ; Trenque Lauquen (2022) de Laura Citrarella d’une durée de … 4heures 22 minutes. Les deux ouvrages aux dimensions hors normes par leurs inventivités et leurs durées, sont les fruits du collectif El Ciné Pampero, centre de recherche regroupant des cinéastes argentins. Dans ces films les réalisateurs font appels à des acteurs de théâtres afin de gommer le « réalisme » du cinéma : tout n’est que jeu avec de multiples personnages qui apparaissent où disparaissent au gré des intrigues sous une autre identité. Ainsi dans Los delincuentes le directeur de la banque cambriolée Del Toro (German De Silva), homme conciliant et paisible, apparait plus tard comme le chef des détenus, menaçant, violent, sous le nom de Garrincha ! Un même comédien, comme au théâtre, peut dans la même pièce, jouer deux rôles opposés. Tout n’est que comédie de masques.

Le « nouveau cinéma argentin » est en péril depuis l’élection à la présidence de la République Argentine de Javier Melei, un « libertarien », surnommé El Loco (le fou), en novembre 2023. Cet homme a déroulé sa campagne électorale présidentielle en brandissant une tronçonneuse, symbole selon lui, des futures coupes budgétaires à effectuer, et de la disparition de nombres de « ministères inutiles ». INCAA (Instituto National de Ciné y Artes Audiovisuales) équivalent de notre CNC (Centre National du Cinéma et de l’image animée) est en grand danger car selon le nouveau gouvernement c’est un repère de « feignants », de « paresseux », vivants de l’argent du contribuable. Cela est faux pour INCAA comme pour le CNC aux mécanismes de financement similaires : les spectateurs financent les films par le prélèvement d’une taxe sur la billetterie ; somme toute, un cercle vertueux. L’avenir, selon le gouvernement argentin est « aux grands films populaires » de divertissement. On connait la chanson !

Los delincuentes est certes une fable cinématographique qui demande de se laisser porter par des rebondissements anarchiques, toujours surprenants, qui nous retiennent avec malice dans ses rets. C’est une œuvre imprévisible, foisonnante, et en définitive réjouissante.

Los delincuentes a été sélectionné dans la section Un certain regard au Festival de Cannes 2023.

Jean-Louis Requena.

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