Anatomie d’une chute

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Film français de Justine Triet- 150’

Vallée de la Maurienne (Savoie). Dans un grand chalet de montagne, une étudiante en littérature interviewe une romancière à succès Sandra (Sandra Hüller). Cette dernière détendue, répond avec humour aux questions, un verre de vin blanc à la main. Une sorte de complicité s’établit entre les deux femmes malgré une musique tonitruante, envahissante, émise de l’étage supérieur. Sandra s’excuse de ce vacarme qui rend toute discussion impossible. L’origine de celui-ci est dans le bureau de son mari qui y travaille. Les deux femmes, d’un commun accord, mettent un terme à leur dialogue perturbé.

Un gros chien suivant une balle déboule des escaliers. C’est l’animal de compagnie, le chien guide de Daniel, le fils de Sandra, un garçonnet de 11 ans atteint de malvoyance. Les deux partent pour une promenade dans la neige. A son retour, Daniel aperçoit un corps allongé dans la neige au pied du chalet : son père Samuel (Samuel Theis). Il appelle au secours ; sa mère arrive immédiatement près du corps sans vie. Accident, suicide ou homicide ?

Après enlèvement du corps du défunt et autopsie, les médecins légistes signent un constat de décès ambiguë (trace de coup sur la tête). La police lance une enquête … Rapidement, au vu des circonstances mystérieuses de la mort de Samuel, Sandra apparait comme suspecte. En effet, les relations du couple étaient tendues depuis leur installation, deux ans plus tôt, dans ce grand chalet isolé qu’ils avaient projeté de restaurer. Samuel né dans cette région, a vécu en Angleterre où il a rencontré Sandra. Cette dernière est d’origine allemande, parfaite locutrice en anglais, langage commun du couple. D’un commun accord, cette langue parlée au sein du couple est réputée « neutre », d’autant que Sandra s’exprime avec difficulté en français.Sandra qui clame son innocence, a la volonté de se défendre. Elle contacte un avocat pénaliste, Vincent (Swann Arlaud), une ancienne liaison. Celui-ci lui prodigue des conseils pour le procès en assise qui va s’ouvrir.

Deux ans après le drame, Sandra est dans le box des accusés. La procédure judiciaire s’annonce à charge, car en l’absence de témoins, les débats vont se concentrer, par la volonté de l’avocat général (Antoine Reinartz), sur le mode de vie de Sandra.

Anatomie d’une chute est le quatrième long métrage de fiction de la réalisatrice Justine Triet (45 ans). Cette dernière a commencé sa carrière cinématographique par des documentaires Solférino (2008), Des ombres dans la maison (2010). En 2013, La Bataille de Solferino élargit le documentaire Solferino en faisant une fiction (documentée) d’une journaliste écartelée entre sa vie personnelle, compliquée (gestion des enfants et de son ancien compagnon) et sa profession (elle couvre l’élection présidentielle de 2012) ; Victoria (2016) expose la vie d’une avocate débordée (Virginie Efira) menacée d’être rayée du barreau ; Sibyl (2019) évoque une psychanalyste ayant perdu ses repères (ces deux ouvrages avec l’actrice Virginie Efira). Ces trois longs métrages de fiction sont en quelque sorte, trois variations sur trois femmes écartelées entre leur métier et leur entourage (conjoint, compagnons, enfants, etc.) dont la gestion désordonnée sous la pression engendre le chaos.
Dans Anatomie d’une chute un univers chaotique est installé : Samuel est français, velléitaire et culpabilisé. De surcroît, c’est un écrivain en panne jaloux de sa femme ; Sandra est allemande volontaire, bisexuelle, et écrivaine à succès. Daniel contemple sans s’exprimer, le désastre de ce couple parental qui se délite inexorablement.

Anatomie d’une chute est un film de genre (film de procès) dans la veine de L’Autopsie d’un meurtre (Anatomy of a Murder – 1959) du cinéaste américain Otto Preminger (1905/1986) que Justine Triet confirme comme son « modèle » à ceci près que l’intrigue se déroule en France et non pas aux États-Unis. Les procédures judiciaires sont très dissemblables.

La structure du scénario original que Justine Triet a rédigé avec son compagnon le cinéaste Arthur Harari (Onoda, 10.000 nuits dans la jungle) est très charpenté. Deux huis clos s’affrontent : celui du chalet (peu éclairé, images sombres) et celui du tribunal (éclairé, images claires). L’avocat général démonte point par point la personnalité réelle ou supposée de l’accusée. L’objet n’est pas tant la recherche de la vérité que celui d’une coupable idéale. La solidité intellectuelle de Sandra, sa liberté, y compris sexuelle (elle est bisexuelle revendiquée), sa pugnacité, la desservent auprès de l’avocat général qui multiplie à coup de sophismes ses assauts verbaux (verbeux ?). La vie de Sandra est ainsi exhibée.

L’emploi de la musique, quoique parcimonieux (diégétique et extradiégétique : source sonore visible à l’écran ou non), est très subtile car elle renforce la dramatisation du récit sans l’alourdir (pas de « nappes musicales » envahissantes !).

Anatomie d’une chute a été sélectionné au Festival de Cannes 2023. Le film a obtenu la Palme d’or qu’il méritait, la troisième pour une femme réalisatrice après Jane Campion en 1993 (La leçon de piano) et la française Julie Ducournau en 2021 (Titane). Michel Ciment, directeur de publication de l’excellente revue cinématographique Positif (août et septembre 2023) a écrit au sujet de la prise de parole de l’heureuse élue : « Il a fallut attendre la remise de la Palme d’or pour être témoin d’une rébellion radicale de la récipiendaire Justine Triet qui, sous les applaudissements d’une salle en smoking et en robe du soir, a fustigé un Etat peu soucieux des artistes. Discours d’enfant gâté qui feint d’ignorer que le cinéma français est sans doute le plus protégé du monde, y compris pendant les années de Covid. ».

En vertu du règlement interne sur la distribution des prix Anatomie d’une chute ne pouvait cumuler la Palme d’or et le prix d’interprétation féminine pour Sandra Hüller convaincante dans un rôle complexe où elle fait montre de tout son immense talent d’actrice. La Palme Dog est revenue au chien, un Border Collie, au demeurant excellent comédien.

Jean Louis Requena